Les fonds de Private Equity doivent mieux intégrer les intangibles

Récemment, le manager d’une entreprise appartenant à un fonds d’investissement privé me partageait ses inquiétudes. Une troisième vente de l’entreprise, déjà passée d’un fonds américain à un fonds français, venait d’échouer. Pour tenter de réaliser la plus-value promise à ses actionnaires, le fonds propriétaire venait de lancer dans l’urgence un plan de doublement de l’EBITDA. Ce manager, obligé de lancer des initiatives autour de ce nouvel objectif de profitabilité à court terme me disait que c’était un jeu de mistigri dans lequel « la mariée devait être présentée sous ses plus beaux atours », alors que les difficultés intrinsèques restaient cachées au plus profond. Il prédisait avec amertume une issue peu enviable à moyen terme car les fondamentaux de son marché exigeaient des attentes plus réalistes, une vision à long terme, plutôt qu’un doublement de l’EBITDA à 18 mois. Cette remarque suggérait que l’approche du fonds d’investissement créait des risques intangibles ou des intangibles négatifs pour atteindre sa cible de résultat.

La tendance au rachat d’entreprises peu efficientes par des fonds d’investissement agressifs est apparue il y a quelques décennies, menée par des investisseurs comme Carl Icahn ou le fonds KKR entre autres. Les retours sur investissement obtenus par ces précurseurs ont encouragé l’apparition de fonds à l’affût d’opportunités de rendements plus attractifs que ceux offerts par les marchés classiques. Aujourd’hui, plutôt que des raids boursiers, ces fonds visent plus souvent des transactions hors marché. Ces fonds se fixent souvent un horizon court, de 3 à 10 ans, pour augmenter la valeur de leurs acquisitions. Leurs leviers de création de valeur sont, pour faire simple, de deux ordres, axées sur un changement des approches de management :

  • Chasse aux coûts agressive en mettant en place une nouvelle culture opérationnelle. Le personnel et les fournisseurs sont les principaux « gisements de productivité » pour employer le langage des consultants. Ces gisements étaient nombreux car la culture précédant l’acquisition n’était pas aussi agressive que la moyenne du marché dans lequel opérait l’entreprise.
  • Modification du périmètre de l’entreprise. Cela peut se réaliser en vendant des actifs pour lesquels une logique d’intégration au sein de l’entreprise n’existe plus, ou n’a jamais existé, ou qui ont plus de valeur en étant séparés de leur ancienne maison mère. Alternativement, l’acquisition d’entreprises similaires permet de mutualiser des dépenses communes, comme la R&D ou les frais de structure, tout en réduisant l’intensité concurrentielle en alignant les objectifs d’anciens concurrents pour augmenter les prix de vente.

Le ratio d’entreprises financées par des fonds privés par rapport aux fonds publics est en augmentation [1]. Cependant l’information économique récente regorge d’exemples d’acquisitions qui n’ont pas permis de réaliser les plus-values escomptées, ont abouti à la faillite, voire à la disparition de l’entreprise acquise. Des études récentes [2] montrent d’ailleurs que le rendement des investissements dans des fonds privés est en baisse, alors que de plus en plus d’argent est collecté par ces instruments. Pourquoi ? Les investisseurs n’avaient-ils pas une bonne perception des risques ? Ou avaient-ils une foi trop importante dans la capacité à répéter une approche qui a fonctionné par le passé, sans questionner les fondamentaux de ces gains historiques ?

Alors que les premières opérations de ce genre sur une entreprise permettent en général de générer de vrais gains de productivité, lorsque la cible est revendue à un autre fonds plutôt que remise sur le marché, ce fonds doit trouver de nouveaux leviers. En effet, le fonds vendeur a lancé les opérations d’amélioration de la productivité. Le suivant, en attaquant de plus en plus les coûts visibles, risque d’attaquer les intangibles de l’entreprise, sa relation avec son écosystème, les clients, les fournisseurs, le personnel, et sa réputation. L’EBITDA peut en général augmenter à court terme grâce à un management plus agressif encore des coûts, et par des investissements en marketing renforcés. Mais le gain marginal de ces leviers se dégrade de plus en plus. Les bénéfices que ces tactiques ont pu délivrer par le passé ne se réalisent pas. La quête de l’EBITDA à court terme se fait au dépend de la destruction du capital immatériel et crée des risques intangibles qui vont oblitérer le futur de l’entreprise. C’est le cœur du métier qui sera impacté à long terme.

Les fonds d’investissement sont essentiels à la croissance de l’économie en amenant du capital aux entreprises en croissance, à fort potentiel mais trop petites ou trop risquées pour les marchés publics. Lorsqu’ils deviennent des instruments de financement d’entreprises matures, ils doivent changer leurs méthodes de pilotage de leurs investissements, pour prendre en compte de manière plus structurée la gestion des intangibles, et des risques associés à cette gestion. En effet, une des caractéristiques de la valeur intangible est le risque de sa destruction rapide, alors que sa construction est un jeu de patience.

Pour continuer à jouer un rôle prépondérant, les fonds de « private equity » doivent capitaliser sur leurs avantages intrinsèques, c’est à dire la capacité à investir avec un horizon de temps flexible, à moyen et long terme. Les apporteurs de fonds sont de plus en plus discriminants, en plus d’être exigeants. Espérer faire des « coups » est devenu aléatoire et gaspille un des avantages intrinsèques du « private equity » : sa capacité à valoriser la valeur intangible à long terme sans tenir compte de l’effet de la publication des résultats trimestriels face aux analystes sur les marchés publics. Pour paraphraser Anthony Baldwin, CEO AIG UK [3], il faut changer la culture de l’investissement privé pour mieux prendre en compte les avoirs et les risques intangibles. Les fonds les plus performants ont déjà lancé cette mutation mais la culture du gain à court terme reste encore trop présente, alors que les prochaines opportunités seront dans la meilleure prise en compte des ressources immatérielles et la meilleure gestion des risques immatériels. Les leviers de création de valeur mentionnés ci-dessus doivent donc inclure de manière beaucoup plus structurée l’identification des gisements de valeur liée à l’exploitation du capital intangible et le renforcement de la protection contre les risques intangibles.

[1] Stulz, « Public versus Private Equity »; McKinsey, « McKinsey’s Private Markets Annual Review | McKinsey ».

[2] Bain & Company, « Global Private Equity Report 2020 ».

[3] « Tangible Solutions for Intangible Risks | AIG UK ».

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